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Author Topic: LAbandon la Providence divine  (Read 643 times)

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Offline Vladimir

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LAbandon la Providence divine
« on: October 24, 2011, 01:56:39 PM »
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  • ( Le texte présenté ici provient d'une ancienne version compilée, qui était adressé sous forme de lettres par le Père de Caussade à une religieuse.

    Cette version contient parfois des non-sens pour des lecteurs qui voudraient pratiquer cet abandon dans la vie active !

    La meilleure édition, et la plus complète de ce traité, reste celle de 600 pages de 1870 par le Père H. Ramière, en 2 volumes. ) R.S.
     

    TABLE DES MATIERES

    Chapitre I - De quelle façon Dieu nous parle et comment nous devons l’écouter.

    Chapitre II - Manière d’opérer dans l’état d’abandon et de passivité et avant que d’y être arrivé.

    Chapitre III - Les dispositions que demande l’état d’abandon et ses divers effets.

    Chapitre IV - Continuation du même sujet de l’état d’abandon. Sa nécessité et ses merveilles.

    Chapitre V - De l’état de pure foi.

    Chapitre VI - (suite du même sujet) De l’état de pure foi.

    Chapitre VII - Que l’ordre de Dieu fait toute notre sainteté et de la petitesse apparente de cet ordre pour certaines âmes que Dieu sanctifie sans éclat et sans effort industrieux.

    Chapitre VIII - Qu’il faut se sacrifier à Dieu pour l’amour du devoir : de la fidélité à le remplir et de la part qui est confiée à l’âme dans l’ouvrage de sa sanctification. Dieu fait tout le restes lui seul.

    Chapitre IX - De l’excellence de la volonté de Dieu et du moment présent.

    Chapitre X Tout le secret de la spiritualité consiste à aimer Dieu et à le servir s’unissant à sa volonté pour tout ce qui arrive à faire et à souffrir.

    Chapitre XI Dans le pur abandon à Dieu tout ce qui nous paraît obscurité est action de foi.

     

    AVANT-PROPOS

    Ce petit ouvrage ne contient autre chose que des lettres écrites par un ecclésiastique à une supérieure de communauté religieuse. On voit assez que l’auteur était une belle âme, très intérieur et grand ami de Dieu : il découvre dans ses lettres, dont on a cru devoir supprimer quelque chose pour abréger, la vraie méthode, la plus courte et réellement l’unique pour arriver à Dieu. Heureuse l’âme qui embrassera avec courage les leçons qu’il y donne. Les pécheurs y trouveront de quoi racheter leurs péchés en satisfaisant aux actions passées de leur volonté propre pour ne plus s’attacher qu’à celle de Dieu, et les justes verront qu’à peu de frais et sans se mettre en peine, pour ainsi dire, de leurs propres affaires, ils peuvent arriver en peu de temps à haut degré de perfection et à une éminente sainteté. C’est tout le but que l’on se propose ici à la plus grande gloire de Dieu et à la sanctification du lecteur.
     
     
     

    Chapitre I

    DE QUELLE FAÇON DIEU NOUS PARLE
    ET COMMENT NOUS DEVONS L'ÉCOUTER
     

     Dieu parle encore aujourd’hui comme il parlait autrefois à nos pères, lorsqu’il n’y avait ni directeur ni méthode. Le moment de l’ordre de Dieu faisait toute la spiritualité ; elle n’était pas réduite en art qui l’expliquât d’une manière si sublime et si détaillée et qui en renfermât tant de préceptes, d’instructions et de maximes : nos besoins présents l’exigent sans doute ; il n’en était pas ainsi des premiers âges où l’on avait plus de droiture et de simplicité. On y savait seulement que chaque moment amène un devoir qu’il faut remplir avec fidélité ; c’en était assez pour les spirituels d’alors : toute leur attention s’y concentrait successivement ; semblable à l’aiguille qui marque les heures et qui répond à chaque minute à l’espace qu’elle doit parcourir, leur esprit, mû sans cesse par l’impulsion divine, se trouvait insensiblement tourné vers le nouvel objet qui s’offrait à eux, selon Dieu, à chaque heure du jour.

     Tels étaient les ressorts cachés de toute la conduite de Marie, la plus simple et la plus abandonnée des créatures. La réponse qu’elle fit à l’ange, quand elle se contenta de lui dire : « Fiat mihi secundum verbum tuum » (Lc I,38), rendait toute la théologie mystique de ses ancêtres. Tout s’y réduisait comme à présent au plus pur et au plus simple abandon de l’âme à la volonté de Dieu sous quelque forme qu’elle se présentât. Cette haute et belle disposition qui faisait tout le fond de l’âme de Marie éclate admirablement dans cette parole toute simple : Fiat mihi. Remarquez qu’elle s’accorde parfaitement avec celle que notre Seigneur veut que nous ayons sans cesse à la bouche et au cœur : Fiat voluntas tua (Mt 6,10). Il est vrai que ce qu’on exigeait de Marie dans ce moment célèbre était bien glorieux pour elle ; mais tout l’état de cette gloire n’eût point fait d’impression sur elle si la volonté de Dieu, seule capable de la toucher, n’y eût arrêté ses regards. C’était cette divine volonté qui la réglait en tout : que ses occupations fussent communes ou relevées, ce n’était à ses yeux que des ombres plus ou moins brillantes dans lesquelles elle trouvait également de quoi et glorifier Dieu et reconnaître les opérations du Tout-Puissant. Son esprit ravi de joie regardait tout ce qu’elle avait à faire ou à souffrir à chaque moment comme un don de la main de celui qui remplit de biens un cœur qui ne se nourrit que de lui, et non de l’espèce ni de l’apparence créée.

     La vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre et cette ombre n’était que ce que chaque moment présentait de devoirs, d’attraits et de croix. Ce ne sont, en effet, que des ombres comme celles auxquelles nous donnons ce nom dans l’ordre de la nature et qui se répandent sur des objets sensibles comme un voile qui nous les cache ; celles-ci dans l’ordre moral et surnaturel, sous leurs obscures apparences, recèlent la vérité du divin vouloir qui seule y mérite notre attention. Ainsi Marie se trouvait-elle toujours disposée. Aussi ces nombres, s’écoulant sur ses facultés, bien loin de lui faire illusion, remplissaient sa foi de celui qui est toujours le même. Retirez-vous, archange, vous êtes une ombre. Votre moment vole et vous disparaissez. Maire vous passe et va toujours en avant, vous êtes désormais loin d’elle ; mais l’Esprit Saint, qui vient de la pénétrer sous le sensible de cette mission, ne l’abandonnera jamais.

     Il y a peu de cet extraordinaire apparent dans la sainte Vierge, au moins ce n’est pas que l’Écriture y fait remarquer. Sa vie est représentée très simple et commune à l’extérieur : elle fait et souffre ce que font et souffrent les personnes de son état : elle va visiter sa cousine Élisabeth, les autres parents y vont aussi comme elle ; Marie va se faire inscrire à Bethléem, les autres y vont aussi ; elle se retire dans une étable, c’est une suite de sa pauvreté ; elle retourne à Nazareth, la persécution d’Hérode l’en avait éloignée ; Jésus et Joseph y vivaient de leur travail avec elle, voilà le pain quotidien de la sainte Famille. Mais de quel pain se nourrit la foi de Marie et de Joseph, quel est le sacrement de leurs sacrés moments ? Qu’y découvrent-ils sous l’apparence commune des événements qui les remplissent ? Ce qu’il y a  de visible est semblable à ce qui arrive au reste des hommes, mais l’invisible que la foi y découvre et démêle, ce n’est rien de moins que Dieu opérant de très grandes choses. O Pain des anges, manne céleste, perle évangélique, sacrement du moment présent ! Tu donnes Dieu sous des apparences aussi viles que l’étable, la crèche, le foin, la paille. Mais à qui te donnes-tu ? Esurientes reples bonis (Lc 1,53). Dieu se révèle aux petits dans les plus petites choses et les grands, ne s’attachant qu’à l’écorce, ne le découvrent pas même dans les grandes.

     Mais quel est le secret de trouver ce trésor, ce grain de moutarde, cette drachme ? Il n’y en a point ; ce trésor est partout, il s’offre à nous en tout temps, en tout lieu. Comme Dieu, toutes les créatures amies et ennemies le versent à pleines mains et le font couler par toutes les facultés de nos corps et de nos âmes jusqu’au centre de nos cœurs : ouvrons notre bouche et elle sera remplie. L’action divine inonde l’univers, elle pénètre toutes les créatures, elle les surnage ; partout où elles sont, elle y est ; elle les devance, elle les accompagne, elle les suit. Il n’y a qu’à se laisser emporter par ses ondes. Plût à Dieu que les rois et leurs ministres, les princes de l’Église et du monde, les prêtres, les soldats, les bourgeois, etc., en un mot tous les hommes connussent combien il leur serait facile d’arriver à une éminente sainteté. Il ne s’agit pour eux que de remplir fidèlement les simples devoirs du christianisme et de leur état, d’embrasser avec soumission les croix qui s’y trouvent attachées et de se soumettre à l’ordre de la Providence pour tout ce qui se présente à faire et à souffrir incessamment sans qu’ils le cherchent. C’est là cette spiritualité qui a sanctifié les Patriarches et les Prophètes avant qu’on y eût tant de maîtres. C’est là la spiritualité de tous les âges et de tous les états qui ne peuvent être assurément sanctifiés d’une manière plus haute, plus extraordinaire et, en même temps, plus aisée que par le simple usage de ce que Dieu, unique directeur des âmes, leur donne à chaque moment de faire ou de souffrir, pour obéir aux lois de l’Église ou à celles du prince. Si cela était, les prêtres ne seraient guère nécessaires que pour les sacrements ; on se passerait d’eux pour tout le reste que l’on trouverait dans sa main à tous moments ; les âmes simples, qui ne se donnent point de relâche pour consulter sur les moyens d’aller à Dieu, seraient délivrées des pesants et dangereux fardeaux que ceux d’entre eux qui se plaisent à les maîtriser leur imposent sans nécessité.
     
     

    Chapitre II
     

    MANIÈRE D’OPÉRER DANS L’ÉTAT D’ABANDON ET DE PASSIVITÉ
    ET AVANT QUE D’Y ÊTRE ARRIVÉ
     

     Il y a temps auquel l’âme vit en Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en l’âme. Ce qui est propre à l’un de ces temps est contraire à l’autre. Lorsque Dieu vit en l’âme, elle doit s’abandonner totalement à sa providence ; lorsque l’âme vit en Dieu, elle se pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut s’aviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et, jusqu’aux heures de parler, tout est réglé. Quand Dieu vit dans l’âme, elle n’a plus rien comme d’elle-même ; elle n’a que ce que lui donne au moment le principe qui l’anime : point de provisions, plus de chemins tracés, c’est comme un enfant qu’on mène où l’on veut et qui n’a que le seul sentiment pour distinguer les choses qu’on lui présente. Plus de livres marqués pour cette âme ; assez souvent elle est privée de directeur arrêté, Dieu laisse sans autre appui que lui seul ; sa demeure est dans les ténèbres, l’oubli, l’abandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans inquiétude qu’on vienne l’assister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu qui ne trouve point dans son épouse de plus pures dispositions que cette totale démission de tout ce qu’elle est pour n’être que par grâce et par opération divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues d’elle-même, les avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon, et ce que les autres gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaira, celle-ci le reçoit au moment du besoin et le laisse, n’en admettant précisément que ce que Dieu veut bien en donner pour ne vivre que par lui. Les autres entreprennent pour la gloire de coin de la terre comme un reste de pot cassé dont on ne s’avise pas de chercher aucun service. Là, cette âme délaissée des créatures, mais dans la jouissance de Dieu par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos, ne se porte à aucune chose de son propre mouvement ; elle ne sait que se laisser porter et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière qu’il connaît. Souvent elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien ; les hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement ; il n’en est pas moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle répand une infinité de grâces sur des personnes qui souvent n’y pensent point et auxquelles elle ne pense pas.

     Tout est efficace, tout prêche, tout est apostolique dans ces âmes solitaires ; Dieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes ; et comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans qu’elles y pensent, aussi servent-elles de soutien, de direction, à plusieurs âmes, sans qu’il y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. C’est Dieu qui opère en elles, mais par mouvements imprévus et souvent inconnus, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autres. Entre elles et lui il y a cette différence que souvent elles ne sentent point l’écoulement de cette vertu et même qu’elle n’y contribuent point par coopération ; c’est comme un baume caché que l’on sent sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.

     L’état auquel celui de ces âmes me paraît ressembler davantage, c’est l’état de Jésus et de la Sainte Vierge et de saint Joseph. C’est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passivité continuelle pour être et pour agir, mû par le bon plaisir de Dieu dont il est ici question. Ce qu’il faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d’aventure. Je t’appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser. Laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée, je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans la dépendance de l’autre que je nomme de pure providence. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, n’offre cependant rien que commun et de fort ordinaire ; elles remplissent les devoirs de la religion et de leur état, les autres en font autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de frappant ni de particulier ; elles sont toutes dans le cours des événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les sens. C’est cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses d’elles-mêmes par la soumission habituelle de leur cœur. Cette volonté, dis-je, soit qu’elles y coopèrent expressément, soit qu’elles y obéissent sans le remarquer, les applique au service des âmes.

     Il n’y a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde ; ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, sont peut propres au commerce du monde, aux affaires, aux réflexions et conduites industrieuses ; aux affaires, aux réflexions, et conduites industrieuses ; on ne peut s’en servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps et d’esprit, d’imagination, de passions. Elles ne s’avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent cœur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes ; on ne voit rien en elles de ce que la culture, l’étude, la réflexion donnent à l’homme. On y voit ce que la nature offre dans les enfants avant que d’avoir passé par les mains dees maîtres chargés de les former ; on remarque leurs petits défauts qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans elles que dans eux ; c’est que Dieu ôte tout à ces âmes hors l’innocence pour qu’elles n’aient que lui seul. Le monde qui ignore ce mystère n’en juge que selon les apparences, aussi n’y trouve-t-il rien de ce qu’il goûte et estime ; il les rebute et les méprise ; elles sont même comme en butte à tous ; plus on les voit de près, moins on s’y fait, plus on se sent d’opposition pour elles ; on ne sait qu’en dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant en leur faveur ; mais au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité ; on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière, et comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu’elles font paraît ou ridicule ou criminel.

     Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la foi et l’amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre. Ce qui les prévient encore plus contre elles-mêmes lorsqu’elles viennent à se comparer avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables d’ailleurs de s’assujettir aux règles et aux méthodes, n’offrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions : alors la vue d’elles-mêmes les couvre de confusion et leur est insupportable.

     C’est là ce qui tire fond de leur cœur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent l’excès de la douleur et de l’affliction dont elles sont remplies. Souvenons-nous que Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme, et comme Dieu plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux d’Hérode et de sa cour.

     Il me semble qu’il est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes d’abandon ne peuvent pas, comme les autres, s’occuper de désirs, de recherches, de soins, se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines manières méthodiques ou plans concertés de parler, d’agir, de lire ; cela supposerait qu’elles pourraient encore disposer d’elles-mêmes, c’est ce qu’exclut par lui-même l’état d’abandon où elles se trouvent. Cet état est un état où l’on se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses démarches, sur l’emploi de ses moments et sur tous les rapports qu’il peut y avoir. Il ne reste qu’un seul devoir à remplir, c’est d’avoir toujours les yeux arrêtés sur le Maître qu’on s’est donné et d’être sans cesse aux écoutes pour deviner et entendre sa volonté et l’exécuter sur le champs. Nulle condition ne représente mieux cet état que celle du domestique qui n’est auprès du maître que pour obéir à chaque instant aux ordres qu’il lui plaît de lui donner, et non point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires qu’il doit abandonner afin d’être tout à son maître à tous les moments.

     Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et libres, dégagées de tout pour se contenter d’aimer en paix le Dieu qui les possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme s’il n’y avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert où l’âme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n’étant occupée que de ce qu’il veut d’elle : tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la Providence. Cette âme, comme un instrument, ne reçoit et n’opère qu’autant que l’opération intime de Dieu l’occupe passivement en elle-même ou l’applique à l’extérieur. Cette application extérieure est accompagnée de sa part d’une coopération libre et active ; mais infuse et mystique: c’est-à-dire que Dieu, trouvant tout ce qu’il faut pour agir s’il l’ordonnait, content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui serait autrement le fruit de ses efforts ou de sa bonne volonté effectuée. Comme si quelqu’un, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre service pénétrait aussitôt dans cet ami, et sous son apparence faisait le chemin par sa propre activité, en sorte qu’il ne reste à cet ami que la volonté de marcher tandis qu’il marcherait par cette vertu étrangère. Cette marche serait libre, puisqu’elle serait une suite de la détermination libre de l’ami pour qui l’on en ferait les frais ; elle serait active, puisque ce serait une marche réelle ; elle serait infuse, puisqu’elle se ferait sans action propre ; elle serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.

     Mais pour revenir à l’espèce de coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire qu’on a à ses obligations : l’action par laquelle on les remplit n’est ni mystique ni infuse, mais libre et active comme on l’entend communément. Ainsi l’obéissance au bon plaisir de Dieu tient tout à fait de l’abandon et de la passivité ; on n’y met rien du sien, hors l’habitude d’une bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant comme un instrument sans action propre dès qu’il est entre les mains de l’ouvrier. Il sert à tous les usages auxquels s’étendent sa nature et sa qualité ; au contraire, l’obéissance que l’on rend à la volonté de Dieu signifiée et déterminée est dans l’état commun de vigilance, de soins, d’attention, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement ou laisse aux efforts ordinaires. On laisse donc agir Dieu pour tout le reste, ne réservant pour soi que l’amour et l’obéissance qu devoir présent, car en ce point l’âme, infus dans le silence, est une véritable action dont elle se fait une obligation perpétuelle : elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement dans ces dispositions où il la met, ce qu’elle ne peut faire évidemment sans agir. Cette obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien d’extraordinaire. Voilà la règle, la méthode, la loi, la voie pure, simple et certaine de cette âme : loi invariable, elle est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états ; c’est une ligne droite où elle marche avec courage et fidélité sans s’écarter ni à droite ni à gauche, et sans s’occuper de ce qui l’excède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement et opéré en abandon ; en un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste où elle ne met rien du sien que d’attendre en paix la motion divine. Rien n’est plus assuré que cette voie simple comme il n’y a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de moins sujet à l’erreur et à l’illusion. On y aime Dieu, on y satisfait aux devoirs du christianisme ; on fréquente les sacrements ; on produit les actes extérieurs de la religion qui obligent tout le monde ; on obéit aux supérieurs ; les devoirs de l’état sont remplis ; la résistance est continuelle aux mouvements de la chair et du sang et du démon ; car personne n’est plus attentif et plus vigilant que les âmes de cette voie pour s’acquitter de toutes leurs obligations. S’il en est de la sorte, comment se peut-il qu’elles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des plus ordinaires, c’est qu’après s’être acquittées comme les autres chrétiens de ce qu’exigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre aux pratiques gênantes dont l’Église ne fait aucune obligation ; et si elles ne s’y prêtent pas, elles sont taxées de donner dans l’illusion.

     Mais, répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de l’Église et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres affaires de la vie civile, est-il donc dans l’erreur ? On ne s’avise pas de l’en accuser, ni même de l’en soupçonner. Que l’on s’accorde donc avec soi-même et, tandis qu’on laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice de ne pas inquiéter une âme, qui non seulement remplit les préceptes aussi bien que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même ou, s’il les connaît, il ne marque que de l’indifférence.

     La prévention va jusqu’à assurer, malgré tout, que cette âme s’abuse, se trompe parce qu’après s’être soumise à tout ce que l’Église prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacles aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne l’oblige expressément. On la condamne en un mot parce qu’elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles, n’est-ce pas là une injustice criante ? On ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu’un se tienne dans le rang et dans le train communs, qu’il se confesse une fois l’an, on n’en parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de l’exhorter dans l’occasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu’on l’accable de maximes, de conduites, de méthodes ; et s’il ne se lie et ne s’engage à ce que l’art de la piété a établi, s’il ne le suit constamment, voilà qui est fait : on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte. Ignore-t-on que les pratiques, toutes bonnes et toutes saintes qu’on les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à l’union divine ? Veut-on donc que l’on soit dans la route, tandis que l’on est au terme ?

     Voilà cependant ce que l’on exige de l’âme pour qui l’on craint l’illusion ; cette âme fit le chemin comme les autres au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les suivit fidèlement ; vainement aujourd’hui s’efforcerait-on à l’y tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts qu’elle fit pour s’avancer par ce secours, est venu comme au-devant d s’efforcerait-on à l’y tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts qu’elle fit pour s’avancer par ce secours, est venu comme au-devant d’elle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée ; depuis qu’elle est arrivée dans cette belle région où l’on ne respire qu’abandon et où l’on commence à posséder Dieu par amour ; depuis enfin que ce Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries s’est rendu le principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité, elles ne sont plus qu’une route qu’elle a parcourue et qui est restée derrière elle. Exiger donc qu’elle reprenne ces méthodes ou qu’elle continue à les suivre, c’est vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était pour rentrer dans la voie qui l’y a conduite.

     Mais on perdra son temps et sa peine : si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans, au-dehors, peu touchée de ce bruit, insensible à ces clameurs, elle restera sans trouble et sans s’ébranler aucunement dans cette paix intime où s’exerce si avantageusement son amour. C’est là le centre où elle reposera, ou, si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même qu’elle suivra toujours. Elle y marchera constamment et au moment présent tous ses devoirs y sont marqués en suivant l’ordre de cette ligne ; à mesure qu’ils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans empressement ; pour tout le reste elle se maintiendra dans une entière liberté, toujours prête à obéir aux mouvements de la grâce dès qu’ils se feront sentir, et à s’abandonner aux soins de la Providence.

     Au reste ces âmes ont moins besoin de direction que les autres, car on n’arrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs, et ce n’est guère que par providence, quand la mort enlève ou éloigne ceux que l’on a, ce qui fait que l’on vient à en manquer ; alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la Providence, sans qu’on y pense ensuite. De temps à autre on rencontrera des personnes pour lesquelles sans les connaître et sans savoir d’où elles viennent, on se sentira une secrète confiance que Dieu inspire dans le temps de la privation ; c’est une marque qu’il veut s’en servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que d’une manière passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis qu’on leur donne ; mais, au défaut de ce secours, elles s’en tiennent aux maximes qui leur furent données par leur premier directeur ; ainsi elles sont toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes qu’elles reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de ceux-ci jusqu’à ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient pour tout, ou les enlève de ce monde après qu’elles ont marché dans l’abandon à sa conduite.
     
     

    Chapitre III

    LES DISPOSITIONS QUE DEMANDE L’ÉTAT D’ABANDON
    ET SE DIVERS EFFETS
     

     Qu’il faut être dégagé de tout ce que l’on sent et de ce que l’on fait pour marcher dans cette voie où l’on ne subsiste qu’en Dieu et dans le devoir présent ! Toutes les vues qui sont au-delà doivent être retranchées, il faut se borner au moment présent sans penser à celui qui l’a précédé ni à celui qui doit le suivre. Je suppose la loi de Dieu toujours à couvert, un je ne sais quoi vous fera dire : « J’ai présentement affection à cette personne, à ce livre, à recevoir ou donner cet avis, former telle plainte, à m’ouvrir à cette âme ou à recevoir ou donner cet avis, former telle plainte, à m’ouvrir à cette âme ou à recevoir ses sentiments, à donner telle chose ou à la faire ». Il faut suivre ce qui se présente par impression de grâce, sans se soutenir un seul moment par ses réflexions, ses raisonnements, ses efforts ; il faut être aux choses pour le moment que Dieu y lie, sans s’y engager par soi-même. La volonté de Dieu nous est appliquée puisque c’est lui qui vit en nous dans l’état dont il est ici question, elle doit nous tenir lieu absolument de tous nos soutiens ordinaires.

     Chaque moment nous oblige à chaque vertu, l’âme abandonnée y est fidèle de façon que ce qu’elle a lu ou entendu lui est si présent que le novice le plus mortifié n’en remplit pas mieux les devoirs. C’est pour cela que ces âmes sont portées tantôt à une lecture et tantôt à une autre, ou bien à faire cette remarque, cette réflexion sur le plus petit événement. Dieu dans un moment leur donne l’attrait de s’instruire de ce qui, dans un autre, les soutiendra dans la pratique des vertus.

     Dans tout ce que font ces âmes, elles ne sentent que l’attrait de le faire sans savoir pourquoi ; tout ce qu’elles peuvent dire se réduit à ceci : « Je me sens porté à écrire, à lire, à demander, à regarder cela ; je suis cet attrait et Dieu, qui me le donne, fait dans mes puissances un fonds et une réserve de ces choses particulières pour être dans la suite l’instrument d’autres attraits qui m’en donneront l’usage pour mon intérêt et celui des autres ». Voilà ce qui oblige ces âmes d’être simples, douces, souples et mobiles aux moindres zéphyrs de ces impulsions presque imperceptibles. Dieu qui les possède a droit de les appliquer à toutes choses pour sa gloire. Si elles voulaient, par les règles de l’état des âmes qui vivent par effort et industries, résister à ces attraits, elles se priveraient de mille choses nécessaires pour remplir les devoirs des moments futurs. Mais comme on ignore cela, on les juge, on les blâme dans leur simplicité, et elles qui ne blâment personne, qui approuvent tous les états, qui savent si bien en marquer tous les degrés et les progrès, se voient méprisées par les faux sages qui ne peuvent goûter cette douce et cordiale soumission aux ordres de la Providence.

     Les sages du monde pouvaient-ils approuver cette perpétuelle instabilité des Apôtres qui ne pouvaient se fixer nulle part ? Les spirituels du commun ne peuvent aussi souffrir les âmes qui dépendent ainsi de la Providence pour leurs moments ; il n’y a que quelques âmes de leur état qui les approuvent, et Dieu qui instruit les hommes par les hommes ne manque jamais d’en faire rencontrer de cette nature à ceux qui sont simples et fidèles à leur abandon.

     Il y a un temps où Dieu veut être à l’âme sa vie et faire sa perfection par lui-même et d’une manière secrète et inconnue ; alors toutes les idées propres, les lumières, les industries, les recherches, les raisonnements sont une source d’illusions. Et quand l’âme, après plusieurs expériences de folie où la conduit sa propriété, en reconnaît enfin l’inutilité, elle découvre que Dieu a caché et confondu tous les canaux pour lui faire trouver la vie en lui-même. Alors, convaincue de son néant, et que tout ce qu’elle peut tirer de son fonds lui est préjudiciable, elle s’abandonne à Dieu pour n’avoir rien que lui, de lui et par lui. Dieu devient donc pour elle une source de vie, non par idées, par lumières ou réflexions, tout cela n’est plus en elle qu’une source d’illusions ; il l’est par effet et par réalité de grâces cachées sous les apparences du déguisement. L’opération divine n’étant pas connue de l’âme, elle en reçoit la vertu, la substance, le réel par mille sortes de circonstances qu’elle croit être sa ruine. Il n’y a point de remède à cette obscurité, il faut s’y laisser enfoncer ; Dieu s’y donne et toutes choses en foi ; l’âme n’est plus qu’un sujet aveugle ou, si l’on veut, elle est semblable à un malade qui ignore la vertu des remèdes, il n’en ressent que l’amertume ; il s’imagine souvent qu’ils vont lui donner la mort, les crises et faiblesses en étant des apparences qui semblent justifier ses craintes. Cependant c’est sous cette apparence de mort qu’il reçoit la santé, et il les prend sur la parole du médecin qui les lui présente.

     Autrefois l’âme, par idées et par lumières, voyait ce qui faisait le plan de sa perfection ; ce n’est plus cela dans son état présent, la perfection se donne à elle contre toute idée, toute lumière et tout sentiment ; elle se donne par toutes les croix de providence, par les actions du devoir présent, par de certains attraits qui n’ont rien de bon que de ne point porter au péché, mais qui semblent tout à fait éloignés du sublime éclatant et de l’extraordinaire de la vertu. Dans ces croix qui se succèdent par moments, Dieu caché et voilé se donne avec sa grâce d’une façon très inconnue, car l’âme ne sent que faiblesse à porter ses croix, que dégoût de ses obligations, et ses attraits ne la portent qu’à des exercices très communs. Toute la sainteté idéale ne lui est que reproches intérieurs de ses dispositions basses et méprisables ; tous les livres de la vie des saints la condamnent, elle ne sent rien pour se défendre, elle voit une sainteté en lumière qui la désole, car elle n’a plus de force pour s’y élever, et elle ne sent pas sa faiblesse comme ordre divin, mais comme lâcheté. Tout ce qu’elle a d’amis et de personnes distinguées par l’éclat de leurs vertus ou la sublimité de leurs spéculations ne la regardent qu’avec mépris. « Quelle sainte ! » dit-on, et l’âme le croyant ainsi, confuse de tant d’efforts inutiles qu’elle a faits pour s’élever de cette bassesse, est rassasiée d’opprobres sans avoir rien à répondre ni à elle ni aux autres.

     Elle sent cependant un poids foncier qui l’occupe de Dieu, et lui dit insensiblement que tout ira bien pourvu qu’elle le laisse faire et ne vive que de la foi. « Vraiment, dit Jacob, Dieu est en ce lieu et je n’en savais rien. » (Gn. 28,16)) ? Vous cherchez Dieu, chère âme, et il est partout, tout vous l’annonce, tout vous le donne, il a passé à côté, autour, au-dedans, au travers de vous, il y demeure et vous le cherchez. Ah ! vous cherchez l’idée de Dieu avec sa substance ; vous cherchez la perfection et elle est dans tout ce qui se présente à vous de soi-même. Vos souffrances, vos actions, vos attraits sont des énigmes sous lesquelles Dieu se donne à vous par soi-même, pendant que vous tendez vainement à des idées sublimes dont il ne veut point se revêtir pour loger chez vous.

     Marthe cherche à contenter Jésus par de beaux apprêts (Lc. 10, 38-42) et Madeleine se contente de Jésus comme il lui plaît de se présenter à elle (Jn. 20, 14). Jésus trompe même Madeleine. Il se présente sous la figure d’un jardinier, et Madeleine le cherche sous l’apparence de l’idée qu’elle s’en formait. Les apôtres voient Jésus et ils le prennent pour un fantôme (Mt. 14, 26). Dieu se déguise donc à l’âme pour l’élever à la pure foi qui le trouve en lui-même sous toutes sortes d’énigmes, car quand elle sait le secret de Dieu, il a beau se déguiser, elle dit : « Le voilà derrière la muraille, il regarde au travers des treillis et par les fenêtres » (Ct. 2,9). O divin amour, « cachez-vous, sautez, bondissez de souffrances » (Ct. 2, 20), appliquez par attrait d’obligation, composez, mêlez, confondez, rompez comme des fils toutes les idées et toutes les mesures de l’âme : qu’elle perde terre, qu’elle ne sente et n’aperçoive plus ni chemins ni voies ni sentiers ni lumières, qu’après vous avoir trouvé dans vos demeures et vos vêtements ordinaires, dans le repos de la solitude, dans l’oraison, dans l’assujettissement à telles et telles pratiques, dans les souffrances, dans les soulagements donnés au prochain, dans la fuite des conversations, des affaires ; qu’après avoir tenté toutes les manières et tous les moyens connus de vous plaire, elle demeure court, ne vous voyant plus en rien de tout cela comme autrefois ! Mais que l’inutilité de tous ces efforts la conduise enfin à laisser tout désormais pour vous trouver en vous-même, et partout ensuite, en tout sans distinction ni réflexion. Car, ô divin amour, quelle erreur de ne pas vous voir dans tout ce qui est de bon et en toutes les créatures. Pourquoi donc vous chercher en d’autres que dans celles dans lesquelles vous voulez vous donner ? Quoi, divin amour ! vous cherche-t-on sous d’autres espèces que celles que vous avez choisies pour vos sacrements et leur peu d’apparence de réalité ne sert-il pas au mérite de l’obéissance et de la foi ?
     
     

    Chapitre IV
     

    CONTINUATION DU MÊME SUJET
    DE L’ÉTAT D’ABANDON. SA NÉCESSITÉ ET SES MERVEILLES
     
     

     Qu’il y a de grandes vérités dans cet état qui sont cachées ! Qu’il est vrai que toute croix, toute action, tout attrait de l’ordre de Dieu, donne Dieu d’une façon qui ne peut mieux s’expliquer que par la comparaison avec le plus auguste mystère ! Qu’il est vrai, par conséquent, que la vie la plus sainte est mystérieuse dans sa simplicité et sa bassesse apparente ! O festin ! O fête perpétuelle ! Un Dieu toujours donné et toujours reçu, non dans l’éclat, le sublime, le lumineux, mais dans ce qu’il y a d’infirme, de folie, de néant ! Dieu choisit ce que l’esprit naturel réprouve et tout ce que la prudence humaine délaisse ; Dieu en fait des mystères et se donne aux âmes autant qu’elles croient l’y trouver.

     Le large, le solide et la pierre ferme ne se trouvent donc que dans cette vaste étendue de la volonté divine qui se présente sans cesse sous le voile des croix et des actions les plus ordinaires. Et c’est donc sous leurs ombres que Dieu cache sa main pour nous tenir et nous porter. Cette vue doit suffire à une âme pour la porter à ce sublime abandon, et la voilà dès lors à couvert de la contradiction des langues, car elle n’a plus rien à dire ni à faire pour sa défense ; puisque l’ouvrage est de Dieu, il ne faut point en aller chercher ailleurs la justification. Ses effets et ses suites le justifieront assez, il n’y a qu’à le laisser s’y développer : « Dies diei eructat verbum » (« Le jour au jour en publie le récit » Ps. 18, 3). Quand on ne va plus par ses idées, il ne faut plus se défendre par des paroles ; nos paroles ne peuvent rendre que nos idées ; où l’on ne suppose point d’idées, point de paroles, à quoi serviraient-elles ? À rendre raison de ce que l’on a fait ? Mais on l’ignore, cette raison, puisqu’elle s’est cachée dans le principe qui a fait agir et dont on n’a senti que l’impression d’une manière ineffable. Il faut donc laisser chaque moment soutenir la cause de l’autre moment ; tout se soutient dans cet enchaînement divin, tout est ferme et solide, et la raison de ce qui précède se voit par effet dans ce qui suit. Ce n’est plus une vie de pensées, une vie d’imagination, une vie de paroles multipliée, ce n’est plus tout cela qui occupe l’âme, qui la nourrit, qui l’entretient ; elle ne va plus, elle ne se soutient plus par tout cela. Elle ne voit plus, elle ne prévoit plus où elle marchera ; elle ne s’aide plus de réflexions pour s’animer à la fatigue et soutenir les incommodités du chemin ; tout se passe dans le sentiment le plus intime de sa faiblesse. La route s’ouvre-t-elle sous ses pas, elle s’y engage, elle y marche sans hésiter ; elle est pure, sainte, simple et vraie : elle marche dans la droite ligne des commandements de Dieu ; c’est une pure adhérence à Dieu même qu’elle trouve sans cesse dans tous les points de cette ligne. On ne s’amuse plus à le chercher dans les livres, dans les questions infinies et dans les sollicitudes intérieures ; on laisse le papier et les disputes, et Dieu se donne à l’âme et vient la trouver. Elle ne cherche plus de chemin et la voie qui y conduit, Dieu lui-même lui fraie le chemin ; à mesure qu’elle avance, elle le trouve tracé et tout battu. Tout ce qui lui reste à faire, c’est de se tenir ferme pour saisir Dieu qui s’offre directement à elle à chaque pas et à chaque moment, dans les divers objets qu’elle trouve sur son passage, et qui ne cessent de se présenter successivement.

     L’âme n’a donc plus qu’à recevoir l’éternité divine dans l’écoulement des ombres du temps. Ces ombres varient, mais l’Éternel qu’elles cachent est toujours le même. Elle ne doit plus s’attacher à rien, mais se jetant à corps perdu dans le sein de la Providence, suivre constamment l’amour par la voie des croix, des devoirs signifiés et des attraits non suspects.

     Que cette voie est claire et lumineuse ! Je ne crains pas de la défendre et de l’enseigner nettement. Je vois que tout le monde me comprend quand je dis que tout l’ouvrage de notre sanctification consiste à recevoir de moment en moment toutes les peines et devoirs de l’état comme des voiles qui cachent et donnent Dieu.

     Dans l’abandon, l’unique règle est le moment présent ; l’âme y est légère comme une plume, fluide comme l’eau, simple comme l’enfant ; elle y est mobile comme une boule pour recevoir et suivre toutes les impressions de la grâce. Ces âmes n’ont pas plus de consistance et de raideur qu’un métal fondu ; comme celui-ci prend tous les traits du moule où on le fait couler, ces âmes se plient et s’ajustent aussi facilement à toutes les formes que Dieu veut leur donner ; en un mot, leur disposition ressemble à celle de l’air qui se prête à tout souffle et qui se configure à tout.

     Une remarque importante qu’il y a ici à faire, c’est que dans cet état d’abandon, dans cette voie de foi, tout ce qui se passe dans l’âme, dans le corps, dans les affaires et divers événements, offre une apparence de mort qui ne doit pas étonner. Que voulez-vous ? C’est le caractère de cet état. Dieu a ses desseins sur les âmes et, sous ces voiles obscurs, il les exécute très heureusement. Sous ce nom de voiles j’entends les mauvais succès, les infirmités corporelles, les faiblesses spirituelles. Entre les mains de Dieu tout réussit, tout se tourne à bien ; c’est par ces choses qui désolent la nature qu’il ménage et qu’il prépare l’accomplissement de ses plus hauts Omnia cooperantur in bonum iis qui secundum propositum vocati sunt sancti » (« En toutes choses Dieu collabore au bien de ceux qui sont  ses élus de par son libre dessein » Rm 8, 28)

      Il opère la vie sous les ombres ainsi, quand les sens sont effrayés, la foi qui prend tout en bonne part et tout pour le meilleur, est pleine de courage et d’assurance.

     Comme on sait que l’action divine comprend tout, conduit tout, fait tout hors le péché, il est du devoir de la foi de l’adorer en tout, de l’aimer et la recevoir à bras ouverts ; il faut s’y porter avec un air plein de joie, de confiance, d’élevant en toutes choses au-dessus des apparences qui ne sont de nature qu’à faire triompher la foi ; ce moyen, je vous le donne, d’honorer Dieu et de le traiter en Dieu.

     Vivre de la foi, c’est donc vivre de joie, d’assurance, de certitude, de confiance en tout ce qu’il faut faire et souffrir en chaque moment par l’ordre de Dieu. Quelque secret qu’il paraisse dans cette conduite, c’est pour l’animer et entretenir cette vie de foi que Dieu fait rouler l’âme et l’entraîne dans les flots tumultueux de tant de peines, de troubles, d’embarras, de langueurs, de renversements ; car il faut de la foi pour trouver Dieu en tout cela et cette vie divine qui ne s’y voit et ne s’y sent pas, mais s’y donne à tout moment d’une manière inconnue, mais très certaine. L’apparence de la mort dans le corps, de la damnation dans l’âme, du bouleversement dans les affaires sont l’aliment et le soutien de la foi ; elle perce à travers tout cela et vient s’appuyer sur la main de Dieu qui lui donne la vie partout où ne s’offre point la vue du péché évident ; il faut qu’une âme de foi marche toujours en assurance, prenant tout pour voile et déguisement de Dieu dont la présence plus intime ébranle, effraie les facultés.

     Il n’y a rien de plus généreux qu’un cœur qui a la foi, qui ne voit que vie divine dans les travaux et les périls les plus mortels. Quand il faudrait avaler le poison, marcher à une brèche, servir d’esclave à des pestiférés, on trouve en tout cela une plénitude de vie divine qui ne se donne pas seulement goutte à goutte, mais qui, dans un instant, inonde l’âme et l’engloutit. Une armée de semblables soldats serait invincible. C’est que l’instinct de la foi est une élévation de cœur et une étendue au-delà et au-dessus de tout ce qui se présente.

     La vie de la foi ou l’instinct de la foi est une même chose. Cet instinct est une joie du bien de Dieu et une confiance fondée sur l’attente de sa protection qui rend tout agréable et qui fait tout recevoir de bonne grâce ; c’est une indifférence et une préparation pour tous les lieux, tous les états et toutes les personnes. La foi n’est jamais malheureuse, jamais malade, jamais dans un état de péché mortel ; cette foi vive est toujours en Dieu, toujours dans son action au-delà des apparences contraires qui obscurcissent les sens ; les sens effarouchés crient tout à coup à l’âme : « Malheureuse, te voilà perdue, plus de ressources ! » Et la foi d’une voix plus forte lui dit à l’instant : « Tiens ferme, marche, et ne crains rien ».

     Excepté les maladies évidentes qui, par leur nature, obligent à demeurer alité et à prendre les médicaments convenables, les langueurs, impuissances des âmes d’abandon ne sont qu’illusions et des apparences qu’elles doivent braver avec confiance. Dieu les permet ou les envoie afin de donner de l’exercice à leur foi et à leur abandon qui en est le véritable remède ; sans y faire seulement attention, elles doivent poursuivre généreusement leur chemin dans les actions et les souffrances de l’ordre de Dieu, se servant sans hésiter de leur corps comme on fait des chevaux de louage qui ne sont que pour périr en servant à tort et à travers : cela vaut mieux que toutes les délicatesses qui nuisent à la vigueur de l’esprit. Cette force de l’esprit a je ne sais quelle vertu pour maintenir un corps faible, et une année d’une vie noble et généreuse vaut mieux qu’un siècle de soins et de craintes. Il faut tâcher d’avoir habituellement un air et un maintien d’enfant de grâce et de bonne volonté. Eh ! que peut-on craindre à la suite de la fortune divine ? Conduits, soutenus, protégés par elle, ses enfants ne doivent rien offrir que d’héroïque dans tout leur extérieur. Les objets effrayants qu’elle oppose à leur passage ne sont rien ; elle ne les appelle par là que pour embellir leur vie par des aventures plus glorieuses ; elle les engage dans des embarras de toute espèce où la prudence humaine, qui ne voit et n’imagine aucune ressource pour sortir, sent toute sa faiblesse et se trouve courte et confondue. C’est là que la fortune divine paraît dans tout son éclat ce qu’elle est à ceux qui sont tout à elle, et les dégage plus merveilleusement que les historiens fabuleux, livrés à tous les efforts de leur imagination dans le loisir et le secret du cabinet, ne démêlent les intrigues et les périls de leurs héros imaginaires qui arrivent toujours heureusement à la fin de leurs histoires. Elle les conduit avec une industrie bien plus admirable et plus heureusement au travers des morts, des périls et des monstres, des enfers, des démons et de leurs pièges ; elle élève ces âmes jusqu’au ciel, et toutes ces âmes sont la matière de ces histoires mystiques plus belles et plus curieuses que toutes celles que les imaginations creuses des hommes ont inventées.

     Allons donc, mon âme, au travers des périls, des monstres, conduits et dirigés, soutenus par cette main sûre et invisible qui est la main invincible, infaillible de la divine Providence. Allons sans crainte à notre terme, en paix et en joie, faisons-nous de tout ce qui se présente la matière de nos victoires. C’est pour combattre et pour vaincre que nous marchons sous ses étendards : « Exivit vincens ut vinceret » (« Il s’en alla vainqueur, et pour vaincre encore » Ap. 6,2). Autant de pas que nous ferons sous ses auspices, autant de triomphes, mon âme ! L’esprit de Dieu a la plume à la main, et voilà le livre ouvert pour y continuer l’histoire sacrée qui n’est point encore achevée et dont la matière ne s’épuisera qu’à la fin du monde. Cette histoire n’est que le récit des conduites et des desseins de Dieu sur les hommes ; il ne tient qu’à nous de figurer dans cette histoire et d’en fournir la suite par l’union de nos souffrances et de nos actions à ses conduites. Non, non, tout ce qui se présente à nous, soit pour agir, soit pour souffrir, n’est pas pour nous perdre ; on ne nous le ménage que pour fournir la matière de cette Écriture Sainte qui grossit tous les jours. L’amour de Dieu, la soumission à son action divine, voilà l’essentiel qui sanctifie l’âme, c’est tout ce qui dépend d’elle, c’est ce qui fait la grâce en elle par sa fidélité à y répondre.

     Une âme sainte n’est qu’une âme librement soumise à la volonté divine avec l’aide de la grâce. Tout ce qui précède le pur acquiescement est l’ouvrage de Dieu et non point l’ouvrage de l’homme qui le reçoit à l’aveugle dans un abandon et une indifférence universelle. Dieu ne lui demande que cette seule disposition ; le reste, il le détermine et le choisit selon ses desseins comme un architecte marque et désigne les pierres.

     Il faut donc en tout aimer Dieu et son ordre ; il faut l’aimer tel qu’il se présente, sans rien désirer de plus. Que tels et tels objets soient offerts, ce n’est point l’affaire de l’âme, mais de Dieu, et ce qu’il donne est le meilleur à l’âme. Le grand abrégé de spiritualité que cette maxime, que cet abandon pur et entier à l’ordre de Dieu ! Et là, dans le continuel oubli de soi-même, s’occuper éternellement à l’aimer et lui obéir sans toutes ces craintes, ces réflexions, ces retours, ces inquiétudes que donne le soin de son salut faire nos affaires, laissons-les donc une fois pour n’être plus occupés que de lui-même et de ce qui le touche. Allons, mon âme, allons tête levée au-dessus de tout ce qui se passe au-dehors et au-dedans de nous, toujours contents de Dieu, contents de ce qu’il fait en nous et nous fait faire. Gardons-nous bien de nous engager imprudemment dans cette multitude de réflexions inquiètes qui, comme autant de sentiers perdus, s’offrent à notre esprit pour le surprendre et lui faire faire à pure perte des pas sans fin. Passons ce labyrinthe de nous-mêmes en sautant pardessus, et non pas en le parcourant par des détours interminables.

     Allons, mon âme, au travers des langueurs, des maladies, des sécheresses, des duretés d’humeur, des faiblesses d’esprit, des pièges du diable et de hommes, de leurs méfiances, jalousies, idées sinistres et préventions. Volons comme un aigle au-dessus de tous ces nuages, la vue toujours fixée sur le soleil et sur nos obligations qui sont ses rayons. Sentons tout cela, il ne dépend pas de nous d’y être insensibles, mais souvenons-nous que notre vie n’est pas une vie de sentiment. Vivons dans cette région supérieure de l’âme où Dieu et sa volonté opèrent une éternité toujours égale, toujours uniforme et immuable. C’est dans cette demeure toute spirituelle que l’incréé, l’indistinct, l’insensible, l’ineffable, tient l’âme infiniment éloignée de tout le spécifique des ombres et des atomes créés. Les sens éprouvent dans leurs facultés leurs agitations, leurs inquiétudes … et cent métamorphoses. Tout s’y passe comme dans l’air, où tout est comme sans suite et sans ordre dans une perpétuelle vicissitude. Mais Dieu et sa volonté est l’objet éternel qui charme le cœur dans l’état glorieux du cœur influera sur tout le composé matériel qui n’est à présent que la proie des monstres et des hiboux et des bêtes farouches. Sous ces espèces, toutes terribles qu’elles sont, l’action divine, lui donnant une aisance toute céleste, le fera briller comme le soleil, car les facultés de l’âme sensitive et celles du corps sont préparées ici-bas comme l’or, le fer, le lin et les pierres. Comme la matière de ces diverses choses, elles ne jouiront de l’éclat et de la pureté de leur être qu’après avoir reçu bien des façons, souffert bien des destructions ou des retranchements. Tout ce qu’elles endurent ici-bas sous la main de Dieu qui est cet amour, divin ouvrier, ne sert qu’à les y disposer. L’âme de foi qui sait le secret de Dieu demeure tout à fait en paix, et tout ce qui se passe en elle, au lieu de l’effrayer, la rassure, intimement persuadée que c’est Dieu qui la conduit. Elle prend tout pour grâce et vit dans l’oubli d’un sujet sur lequel Dieu travaille, pour ne penser qu’à l’ouvrage commis à ses soins, c’est-à-dire à l’amour qui l’anime sans cesse à remplir fidèlement et avec exactitude ses obligations. Tout le distinct en l’âme abandonnée est l’action de la grâce, excepté les péch